N’en déplaise, des 100 ans dernièrement écoulés, je retiendrai un fait majeur: il est désormais devenu inutile ou ridicule de chercher à défendre, réhabiliter ou expliquer Donatien-Alphonze-François, illustre marquis de Sade … la proposition inverse est elle aussi vouée au même sort, malgré quelques réticences isolées. Une telle vérité a été portée, martelée puis confirmée tout au long d’un XXè siècle au cours duquel, partant du criminel sexuel et de l’auteur de romans infâmes, on a finalement su inventer Sade. De là , et sans en dire plus sur le processus, laissons-nous aller un instant, tout tranquillement, en sa compagnie.
Sade et l’administration du désir.«Nul plaisir n’est piquant s’il n’est assaisonné du crime» (Sade, Histoire de Juliette)
D’abord. Du petit Donatien, nous savons bien peu: un garnement vif et séducteur, élevé parmi les princes et surtout au milieu des femmes. Des années plus tard, parlant de l’adolescent qu’avait été Donatien, son ami et ancien précepteur dira qu’il avait déjà « un tempérament ardent qui le portait vivement aux plaisirs», tout en lui reconnaissant« toujours un fort bon c??ur». Nous n’en savons guère plus concernant le jeune militaire en garnison, si ce n’est que ses supérieurs ont écrit qu’il était« fort dérangé, mais fort brave» (l’allusion reste obscure mais nous en dit déjà un bout). D’ailleurs, le Comte de Sade ne tarde pas à s’affoler devant son unique enfant devenu jeune homme : «Je n’en ai jamais vu un comme celui-là !», allant jusqu’à écrire: « Je ne connais personne de si mal né»… Une seule solution pour le père: contraindre ce jouisseur fantasque, joueur, dépensier et éternel amoureux (des femmes, des lettres, des spectacles, de sa liberté) à se marier pour « être débarrassé de ce petit garçon-là , qui n’a pas une qualité qui soit bonne et qui a toutes les mauvaises ». Contre le gré de son fils, il arrange donc un mariage pour mener à bien sa « seule envie de s’en défaire et la crainte d’en être encore chargé », mais il «ne peut s’empêcher de plaindre sa belle-famille de l’acquisition qu’ils vont faire» et «se reproche de les tromper sur le caractère» de ce diable de fils. Et jusqu’au dernier moment, il faudra se méfier de ce dont ce voyou de Donatien est capable … y compris concernant les préparatifs de son mariage et la vaisselle de famille à faire venir du sud de la France vers Paris; le Comte prévient donc: «Ne chargez pas mon fils des plats! Il les vendrait en chemin : rien ne lui est sacré ». Son portrait est déjà saisissant, et plutôt réjouissant.
Le marquis épouse Pélagie en 1763, à 23 ans, et son géniteur en est enfin débarrassé. Dès lors, la suite nous appartient, de même que nous revient la charge d’y voir une autre histoire. Mais quelle qu’on se la construise, elle sera à prendre d’un seul et même bloc : les présences avec les absences, le comique avec le pathétique, la liberté avec l’isolement, les fulgurances géniales avec les rabâchages incessants, l’exaltation avec l’inertie, la raison souveraine avec la folie la plus grotesque, les chef-d‘??uvres avec les fonds de tiroir, les exégètes avec les détracteurs, le vice avec la vertu. Jamais l’un sans l’autre. Pas de philosophie sans boudoir. Aucune philosophie envisager able hors du boudoir. Sinon, le risque est de perturber tout ce système imaginaire dans lequel les antagonismes s’agencent entre eux avec harmonie selon des équilibres instables que seul un mouvement absolu et obstinément perpétuel régit. Pas de chaos sans qu’il n’y ait de mélodie – c’est cette petite musique qui nous guidera vers le personnage. Etre toujours en mouvement. Ne jamais s’arrêter, ne pas rester au bord de la route. La mort n’est pas au bout : elle est au bord, si l’on y reste. 5 mois de mariage, et premier débordement lors d’une partie fine un peu trop extravagante. S’ouvrent alors pour Donatien quinze années de libertinage, d’affaires plus ou moins étouffées par des manigances familiales pour lui sauver la mise (et préserver l’honneur de la famille), de poursuites judiciaires, de fuites et de voyages, un amour exalté avec sa jeune belle-s??ur, des arrestations et incarcérations de courte ou moyenne durée, pour débauche ou pour dettes, une évasion rocambolesque. Et puis aussi des zones d’ombre, dont après tout on n’a que faire. Mais 15 ans de liberté avant tout. La légende du personnage est pourtant d’ores et déjà en marche: l’opinion publique et l’aristocratie désoeuvrée s’occupent dès 1768 de dresser et de faire circuler un portrait en règle de ce mauvais sujet et de ses manies sexuelles déjà reconnues comme criminelles (bien que vraisemblablement très exagérées par la chronique). Un aphrodisiaque de sa fabrication, distribué en 1772 à des prostituées victimes d’indigestion, et le scandale éclate d’une véritable bacchanale : orgie, empoisonnement, inceste, enlèvement … mais surtout des morts, par le poison, par la frénésie et l’excès des voluptés. Il serait imprudent de croire que ce n’est qu’au XIXème siècle que la pure fantaisie et la calomnie ont commencé à encombrer l’histoire de Donatien. Ces commérages, comme tant d’autres, feront les délices de la « bonne société » française de l’époque. Toutes absurdes qu’elles puissent nous paraître aujourd’hui, ces versions n’en sont pas moins encore persistantes chez quelques uns. La biographie de Sade, mais c’est encore plus évident pour son ??uvre, semble être pour certains un enjeu politique qui peut, par exemple, consister à rapprocher la flagellation en vogue chez les libertins du XVIIIème et le calvaire des femmes battues du XXIème. En effet, c’est possible. L’indignation de principe est un marché en plein essor qui sollicite à coup sûr la démagogie la plus grossière pour faire dérailler tout bon sens, quitte à prendre ses distances avec la réalité (et selon les dernières nouvelles d’ici, ce n’est qu’un début –
Costes, prends garde! Ils sont toujours là ) … Le père de Sade s’offusquait des premières fantaisies de son coquin de fils. Il est heureusement mort avant d’avoir pu mesurer toute l’étendue des frasques auxquelles cet irréductible vaurien se sera livré durant ces 15 ans de liberté quasi souveraine. Car Donatien est un véritable joueur, et l’audace avec laquelle il explore ses désirs et les ressorts extrêmes de sa jouissance, alliée à la méticulosité du metteur en scène – ce parallèle théâtral est central du début à la fin de sa vie – vont bientôt irrémédiablement le mettre en péril. Les médecins de l’époque étaient encore des bouchers ou des charlatans, mais leur titre les mettait à l’abri de la justice. La cuisine de notre libertin et les assaisonnements par lesquels il agrémente son désir ne lui permettront pas de jouir d’une telle impunité. Convenons-en: le passif de ces années de liberté est plutôt lourd. Sade est convaincu de plusieurs débauches aggravées qui ont fait grand bruit, d’inceste avec la jeune s??ur de sa femme, il est condamné à mort par contumace pour empoisonnement et sodomie homosexuelle avec son valet, évadé de prison, recherché par la police, probablement coupable d’abus sur de jeunes servantes employées à son château de La Coste en Provence … Dossier chargé. Rien à redire là -dessus. Sa belle-mère, la Présidente de Montreuil, n’a déjà que trop travaillé depuis des années à étouffer une à une toutes ces horreurs, en usant de ses relations, pour préserver l’honneur de sa fille et de la famille. Mais c’en est trop pour elle: ce libertinage, qui n’a rien de galant et n’engendre que des crimes, prend chaque fois plus d’ampleur, jusqu’au point qui semble se rapprocher de plus en plus où l’irréparable sera commis. Avec l’accord de l’abbé de Sade, oncle de Donatien et seul parent proche, la Présidente fait donc appel à l’autorité royale pour l’aider à neutraliser son gendre, pour refroidir cette tête violemment échauffée par un désir qui nous apparaît déjà aussi ext
ravagant qu’acharné, mais qui aura encore le temps d’exploser de la manière la plus magistrale qui soit possible (quand il se mettra à écrire). L’arbitraire et l’absurdité des puissances en jeu vont maintenant pouvoir révéler toute leur étendue. Mais le désir est lui aussi un despote. L’équilibre reste encore et toujours bien instable.
13 ans de prison, durant lesquels Donatien se retient la tête entre les mains – un volcan bouillonnant d’exaspération et débordant de rage. Comment contenir, comment conjurer ce frénétique appétit de jouissance? La liberté avec laquelle il jouissait des corps l’a fait enfermer. Emprisonné et absolument privé des autres corps, son désir éclatera finalement dans toute sa lucidité, non sans accrocs ni échecs, ni sans une très lente progression jusqu’à ce que se fasse jour ce qu’il est parfois convenu d’appeler« l‘??uvre la plus scandaleuse qui ait jamais existé». La dénomination paraît baroque et caricaturale, comme inventée par les ennuyeux pour tromper leur propre ennui, et employée pour se dédouaner de l’amour honteux qu’ils portent à l’édifice éclatant qui les étourdit et les aveugle. 13 ans de réclusion, d’exclusion, et Donatien devient tragique. Nous sommes en 1777 et il ne sortira qu’en 1790 à 50 ans, par la petite porte. Mais c’est une toute autre histoire.