Des gammes ascendantes, des extensions, des arpèges dans les douze tonalités (et leurs quatre renversements), ou bien ? Prendre une méthode ou un recueil au hasard dans la pile au sol. Travailler n’importe quoi pour ne plus y penser, aviser selon tous les problèmes et défauts que l’exercice pointera sur lui. Un guitariste n’est pas d’avance » fautif «, il a sans doute des lacunes et des inaptitudes qu’ils pensent encore êtres congénitales. Il n’en est rien, tous s’apprend, se patine, s’arrange. Il s’agit en fait d’adapter l’exercice à l’individu. Plus tard, un jour, il saura reconnaître qui il est et tout ce qu’il ne pourra jamais vraiment faire comme ses héros. Apprendre c’est toujours retourner les choses contre soi. Ne plus se sentir concerné, mais être l’exercice, ne lui laisser aucune alternative possible. Là, ici et maintenant (ensuite … on verra bien, on y reviendra forcément). Confus, Jean-Paul se lève finalement, il a envie de pleurer comme l’enfant qu’il était lorsque le professeur du conservatoire de quartier lui cassait les articulations afin d’appliquer l’exercice A-8 sur la page du manuel. Il n’a jamais oublié ces moments, ces douleurs dans la main, le bras et l’épaule. La bouche sèche, le mollet tremblant, l‘?il humide. Jamais oublié non plus qu’il s’était juré ne faire que ça un jour. ?tre un guitariste professionnel, un vrai, un qui voyage et que l’on applaudit. Une Star dans son genre ?? restait à définir dans quel style encore. Tiraillé qu’il était entre les Bossa-Nova de Baden Powell, les tirs mitraillettes des Paco de Lucia ou Larry Coryell, le petit short et la casquette d’Angus Young d‘ AC/DC, les bottes à plateforme et le maquillage de Paul Stanley de Kiss (mais surtout sa guitare, un modèle signature, une » Iceman « de chez Ibanez, son rêve la nuit). Les costumes trois pièces de Tweed des guitaristes de Jazz, nettement plus âgés que les autres, mais tout de même faisant drôlement envie. Tous ces Barney Kessel, Herb Ellis et Jim Hall. Que faire, qui choisir, qui suis-je, ma vocation ?? ? Jean-Paul se rassoit, fouille les partitions sur le pupitre, se mouche, et entame une version à chialer de » You’ve Changed «, comme le chantait Billie Holiday sur son ultime album, avant de disparaître. Là, dans ces moments intenses en émotion tout lui revenait, tout ce qu’il avait appris depuis l’âge de huit ans. Tout et bien plus encore, lui-même. Au fond, il savait jouer déjà, à sa façon, avec même son style à lui. Les gammes et arpèges n’étaient plus une question, juste les moyens, et encore. Les assouplissements, les liés, tirés, vibratos et » bendings «. Tout cela sera toujours à reprendre bien sûr, mais enfin, déjà, » sa musique «, on ne pourrait pas là lui enlever. Son chant ?? celui du môme de treize ans qui venant d’apprendre la mort de son père pendant les vacances de Pâques étaient allé s’enfermer dans sa chambre pour jouer un blues lent, pure et profond, qui dure toujours.
II
J’ai fais des trous dans ma guitare. ( Dick Dale – The King of Surf)
?? Rapidement l’on se constituait une bibliothèque spécialisée sur le sujet. Un savant mélange de » bonnes « revues internationales, d’ouvrages génériques, de monographies, sans compter toutes les méthodes et livres de transcriptions ou d’exercices. On s’y plongeait sans à priori, absorbé par toutes les images des modèles les plus récents, les notices ou bancs d’essai, parfois même un début de littérature : » L’amateur chez lui, avec sa bonne guitare électrique, ses bonnes cordes, son bon ampli obtient, malgré tous ses efforts, un son bien plat et bien terne par rapport aux disques qu’il remet sans cesse sur sa platine. « (Ma Guitare N° 27, ?ditions Atlas). Il arrivait aussi que l’on se prenne à rêver (ou baver) devant les petites annonces du mois, encore fraiches, dans leur jus : » Vds ampli Polytone mini Brute 60W 2 500 F Tél. :628.37.66. – Cherche » Joyous Lake « de Pat Martino. Tél. : 633.53.30. – Vds guit folk Ovation Balladeer + étui Ovation tb état, vendue 2 200 F. 909.61.72 J.-Yves Duprat. » (Guitare Magazine, 1981-82 ; 12 Francs.). Presque toujours il s’en suivait une folle association d’idées d’où un nom resortait, comme par exemple le guitariste Belge René Thomas. Il suffisait alors de se retourner, d’étendre le bras et de sortir un album des étagères : » Guitar Groove «, René Thomas Quintet (1961, Jazzland, avec J.R. Montrose). Curieuse pochette, un portrait plein cadre du visage où René à l’air absent bien qu’au centre de l’image. Chez René chaque phrase s’envole le temps qu’elle dure. On ne sait jamais ce qui l’inspire, ce qu’il à vu ou entendu et qu’il poursuit dans son viseur. Avec ses lunettes presque monstrueuses, triples foyers. La fleur au bout des doigts du fusil?? une articulation d’autant plus mécanique que poétique. Il parlait peu et l’on ne comprenait pas tout. La journée il revendait de grosses voitures américaines d’occasion qu’il livrait lui-même, assis sur un cageot après que tout l’intérieur ait été totalement vidé, arraché. Il n’affirmait rien, il jouait. Un son à nu, une poigne de fer où toutes les tensions semblaient se résoudre (se dissoudre) par l’instrument.
III
Chaque génération produit ses propres artistes. (Larry Coryell)
» Parlons clair. Au sein du carré merveilleux des guitaristes de jazz rock, seul Philip Catherine a réellement évolué et seul, il atteint aux réalités de la composition. Comparativement, Larry Coryell demeurera un éternel gamin, brillant certes ; John Mc Laughlin aura toujours les yeux plus grands que l’esprit ; Al di Meola érigera la technique en un art plastique. Catherine est a placer au rang des créateurs. « (Guitare Magazine, Juillet-Août 1982 ; 12 Francs)
Il avait profondément marqué toute une nouvelle génération de guitaristes à qui les récents progrès de l’aérospatiale offraient maintenant de nouveaux outils. En particulier les guitares Ovation & Adamas de Charles H. Kaman.
» ?a c’est Adamas : Un manche sans aucun n?uds ni torsions, qui traverse sans bouger la chaleur, le froid et l’humidité. Une guitare qui vous assure une supériorité technique rarement atteinte avant par aucun autre instrument de luthier … Sa table Fibronic® est réalisée en structure composite, un mélange de deux feuilles de carbone-graphite (.005 mm), entourée de deux couches de bouleau plaquées (.035 mm), le tout assemblé en sandwich à une température de 250° F. «
D’ailleurs pour son premier album, le fameux » Spaces « qui l’avait lancé sur la scène internationale (1974, Vanguard), Larry Coryell lui avait déjà dédié un titre : » René’s Theme «. Tout se tenait bien, donc. Jean-Paul en était persuadé.
IV
Quand la tige est serrée, une pression égale est exercée à tous les endroits du manche, assurant ainsi un ajustement précis sans faiblesse. (Catalogue Music Man, 1976)
» ?? Je lui avait expliqué tout cela avant, car il y a une méthode : quelque soit l’intensité avec laquelle tu utilises le tremolo, tu dois toujours t’accorder avant. Tu dois penser à équilibrer la tension des cordes. Les pontets avaient été lubrifiés, les cordes ajustées sur le manche, même l’embout avait été lubrifié. Je suis à peu près certain de lui avoir expliqué en détail comment tenir l’accord lorsque il était venu, mais il a tout de suite vu que ce serait un problème, et c’en est un … Il a effectué plusieurs versements pour cette guitare. Le premier était de 245 Dollars et le total pour cette guitare s’élevait à 738 $. J’ai commencé l’instrument le 7 Mars 1979 et l’ai terminée le 22 Septembre de la même année. «
V
Kenny Burrell, voilà le son que je cherche. (Jimi Hendrix)
Des Guitares et des Hommes. Au départ l’individu tire une corde sur un bois. Une caisse, une carcasse, une tige … tout ce qu’il trouve. Puis il tente de s’accorder, et là les ennuis commencent. Une ligne, un n?ud, du fil à retordre. Du mi » chanterelle «, le plus aigu, au plus grave, le mi sixième corde (ou bourdon). Une Plaque de Protection, les différents bois qui forment une caisse de résonance (cèdre, épicéa), la table d’harmonie, le manche, la touche (en palissandre) … Toutes ces pièces qui vont du chevalet à la rosace, des frettes au sillet (en os, en plastique, en bois ou en acier). Et bien sûr, selon qu’il s’agisse d’une guitare acoustique ou électrique, tout ce qui concerne l’amplification du son (micros, potentiomètres, sélecteurs, jacks, switchs). Un décor est posé, la guitare comme objet transitionnel pour être au monde (et le monde y passe tout entier). On joue cela – la guitare est un miroir, un hybride, un stylo et un buvard tout en un. En jouer c’est forcément s’inscrire dans un monde, des territoires, de multiples histoires et époques mais aussi une famille. Famille où il faudra nécessairement se faire un prénom, accepter certains rites de passage, se battre pour garder sa place sur l’échelle des générations. On pourra y ressentir la même aliénation que dans toute famille, y trouver le même réconfort aussi (haines recuites et températures mezzo). On entre surtout dans cette histoire de l’instrument toujours à un moment donné, précis, et qui en soi forme déjà une sorte de bilan, une somme. Celle de tous ceux qui vous ont précédés. L’objet en témoigne de partout, chaque pièce résonne d’un tout qui la fait tenir ensemble … Alors l’individu fit du feu et se chercha une voie. Entendez une fille ou un type capable de soutenir un front de Cène. On a toutes et tous de très bonnes raisons de vouloir jouer, oui. Un but dans la vie, plaire aux femmes, faire passer une acné purulente, un physique difficile, des paquets d’angoisse, trouver un travail.
VI
In some ways I have really limited technique, but I do have enough technique to put some real emotion across. (Robert Quine)
A la fois en volume et ligne pure, forme d’ondulation parfaite, qui sans aucun doute est là pour incarner ce que peut la musique (rappeler ce qu’elle se doit, autant que ce que nous lui devons). Au départ, cet objet n’est rien d’autre qu’une béquille, quelque chose d’une fonctionnalité totale. Un point d’appui, le meilleur support à tous les fantasmes. Pratiquement, » Le musicien réfléchit qui observe l’histoire de la guitare depuis ses tout débuts ne peut qu’être surpris par le manque de systèmes pratiques, d’études et d’exercices coordonnés, permettant à l’étudiant honnête de progresser de manière continuelle. « (Andrès Segovia, Gammes Diatoniques Majeures et Mineures, 1953). Car c’est du vide, de l‘utilitaire-sans-âme, que l’on construit l’indispensable-spirituel. Au bord du religieux, de la dévotion … aux portes surtout, de la giclée, du versement, de la bascule intégrale puis du collapse …
VII
Leo Fender est le Henry Ford de la guitare. (Dan Smith – Vice-Président Fender®)
Guitare & Electroménager : De l’hybride au Frigo. Au moment même où tes parents accédaient à l’électro-ménager, à tout le confort moderne à domicile, quelque-chose d’unique allait se passer, une toute première fois. L’ère des gadgets savants, des objets mi pratiques, mi vides ou futiles. La porte ouverte aux robots d’appartements. Mixer, toaster, machine à laver, télévision, hi-fi, Hoover, chauffe plat, broyeurs, moulinettes, fours, mini-cassette, frigidaire, bientôt congélateur … L’ère de la guitare industrielle, du premier rock, des groupes garage ou surf, twist et twang. La musique pour tous, à bas coûts et plein volume. Fini les études, les gammes, et vive le son pur et fort. La porte enfin ouverte à tous les fantasmes. Tous les fétichismes, porte-jarretelle, accessoires … gri-gri et catalogues couleurs : » Une nouvelle Première : Les Sonex® Gibson – Mécaniques individuelles, Accès au réglage du manche, 22 frettes, Touche ébène, Sélecteur micros 3 positions, Inverseur simple bobinage, Micros Humbucking DirtyFinger, 3 points de réglage, Chevalet réglable Tune-O-Matic ®, Cordier Stop Bar, Caisse nouveau matériau : Multiphonic TM*, exclusivité Gibson – Catalogues GIBSON sur demande à SEIMATONE ( importateur exclusif ) 3, rue du Pas-de-la-Mule / 75004 Paris / Tél. 272.86.86 «
VIII
… & pour la guitare, je m‘ en passeray bien, & et ne m‘ en voudrois servir que pour m‘ arracher les oreilles … (Michel de Pure – Idées des Spectacles anciens et nouveaux, 1668)
Parution dans la version allemande: skug Vol. 87, 7-9/2011
(Traduction: Alessandro Barberi)